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Mathieu Angot - Formateur en apiculture - Conférencier

Penser son apiculture

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31 janvier 2023

Après quelques années à côtoyer le monde de l’apiculture professionnelle, je suis bien évidemment convaincu qu’aucun apiculteur ne veut de mal à ses abeilles. Mais comment expliquer alors les pratiques intensives de gestion des ruches, dont tout le monde sait aujourd’hui qu’elles représentent une souffrance pour les abeilles?

Le glissement vers l’industrialisation

Le modèle industriel apicole a débuté à la fin des temps modernes, avec la démocratisation de la ruche à cadres. Avec les mortalités des années 1980 et 1990, dues principalement au varroa et aux nouveaux pesticides plus toxiques, le modèle économique apicole s’est durcit pour s’adapter aux pertes annuelles. Nous avons artificialisé de manière extrême la reproduction des colonies d’abeilles, géré sa génétique selon nos besoin humains, et nous avons fait fleurir de très grandes exploitations permettant de produire un miel réclamé par le consommateur, à un prix tout à fait abordable (Ref 1).

Le coût réel de cette production étant un rapport à l’abeille qui a totalement changé : elle n’est plus désormais qu’un outil, servant à récolter du miel en grande quantité. Changement annuel des reines, utilisation de souffleurs puissants à la récolte, artificialisation de l’élevage des reines, nourrissage spéculatif au sucre, transhumances lointaines et destruction des génétiques rustiques au profit d’une abeille adaptée à ce rythme de production intense.

L’acceptation

Les notions de bien et de mal sont très subjectives, et influencées dans toutes les sociétés humaines par ce qui est admis comme une norme globale. Concernant l’apiculture, si faire une récolte au souffleur thermique en écrasant plusieurs milliers d’abeilles est très impressionnant pour un nouvel apiculteur, il continuera généralement à le faire de cette manière, puisque ses pairs, autour de lui, procèdent de cette façon. C’est la banalité de la méthode qui la rend légitime aux yeux de tous. Outre la difficulté pour un nouvel arrivant de remettre en cause les méthodes de ses maîtres, il s’installera, d’années en années, une habitude de la pratique, qui se justifie dans le système global apicole actuel : aucune technique ne peut rivaliser en terme de rapidité et d’efficacité économique. Dés lors, le soucis éthique qui pourra exister au départ chez le nouvel apiculteur disparaîtra rapidement...

Linogravure : "Engrenage" Mathieu Angot.

La banalité du mal

Après la seconde guerre mondiale, le caractère extraordinaire (Ref 2) de la période à souvent été mis en avant, et nous gardons encore aujourd’hui l’image de « monstres » qui ont mis en place la destruction industrielle d’êtres humains. Hannah Arendt est une des rares autrices à analyser plus profondément les rouages du désastre dans leur minutie, et propose une approche plus scientifique de la cause d’un tel drame (Ref 3). Elle constate, en suivant après guerre les procès des fonctionnaires nazis, qu’aucun d’entre eux n’est un monstre. Ils sont tous de médiocres fonctionnaires, maillons d’une chaîne plus grande qu’eux. Selon Hannah Arendt, c’est la simple adhésion à une norme qui a causé la plus grande tuerie organisée en occident du siècle dernier.

Adhérer à une norme sans la questionner, c’est en accepter le principe, et c’est cette adhésion mécanique, dont sont responsables, et donc coupables, les fonctionnaires nazis. Mettre en avant la responsabilité de nos actes quotidiens dans la façon dont se déroule l’histoire, c’est le concept de «banalité du mal» développé par Hannah Arendt dés les années 1960.

Questionner pour changer les normes

Lors d’une corvée de récolte de miel, dans une grande exploitation, un jeune apiculteur me confiait : «C’est violent… On écrase beaucoup d’abeilles quand même. Quand je le fais j’essaye de ne pas y penser». Lui et moi, ce jour là, acceptions de banaliser le mal pour nos raisons diverses. Lui souhaitait apprendre le métier et devait en accepter les règles. De mon côté, je rendais service à un ami qui avait besoin de main d’œuvre, ce qui, pour un fils de paysans, est plutôt dans les mœurs. Nous devenions, malgré nous, un maillon de la grande chaîne de maltraitance de l’abeille.

Lorsque nous acceptons, pour des raisons culturelles, économiques, normatives, sociales, de faire souffrir l’abeille pour en tirer profit, nous pouvons nous sentir dans une acceptation coupable. Notre obéissance peut alors compter pour un soutient à la norme, nous participons à la «banalité du mal» en apiculture, en quelque sorte.

Il ne s'agit pas ici d'intenter des procès ou de mettre sur le même plan le génocide nazi et certaines pratiques apicoles. L'idée est plutôt de s'inspirer de cette analyse et de constater qu'elle peut opérer à une autre échelle. En outre, l’intérêt des écrits d’Hannah Arendt est qu’elle propose une solution face à cet état de fait. Selon elle, la pensée humaine est le rempart contre le totalitarisme. De la même manière, et à notre petite échelle, nous pouvons contribuer à sortir des mécaniques de banalité du mal, en questionnant sans cesse nos pratiques, et jusqu’à nos modes de vies. En pensant nos actes et leurs conséquences, nous nous donnons les moyens de sortir de la norme destructrice qui fait loi dans de nombreux domaines. Bien entendu, nous ne changerons pas tout et pas tout de suite, mais c’est une manière d’aller vers un meilleur monde pour le vivant. La tâche est rude, mais c’est un bon jour pour commencer.

Ce texte est paru dans le magazine Abeilles en Liberté" de janvier 2023. Revue disponible uniquement par abonnement.

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