Mai 2017
La légende dit que si on pose une question à trois apiculteurs, on aura cinq réponses différentes. Et c’est vrai. Il y a tant de manières de suivre ses colonies, de l’interventionniste qui veut savoir en permanence ce qui se passe dans sa ruche, au plus grand lâché prise de celui qui laisse vivre (et parfois mourir!) sa colonie. Entre les deux, tout existe, et le champ des possibles est infini. David Heaf, apiculteur en Angleterre, a développé une typologie pour caractériser les différents apiculteurs. En 2010, dans son ouvrage The Bee-friendly Beekeeper, qui est traduit sous le titre Une ruche respectueuse des abeilles : la ruche Warré en version française, il défini quatre comportements d’apiculteurs. Cette typologie n’est pas exhaustive, mais elle permet tout de même de cartographier grossièrement la diversité des apicultures possibles. Ces quatre grands types de comportement sont : Le dominateur, l’intendant, le partenaire et le participant. Ce sont des pistes de réflexion qui peuvent ouvrir un débat. La traduction ci dessous a été réalisée par Olivier Duprez (Rucher école Villa Le Bosquet).
Le dominateur pense que la nature est au service de l’homme. Celle-ci n’est qu’une source de matières premières, et doit être conquise, contrôlée, soumise, domestiquée, …Il cherche à en tirer le maximum, légalement, techniquement et économiquement. La nature évolue par sélection naturelle, au rythme de ses essais et de ses erreurs. En utilisant des techniques d’élevage, le dominateur la fait évoluer pour son profit. Il va modifier la génétique de ses abeilles, en utilisant toutes les techniques possibles et rentables. Il peut s’agir d’insémination artificielle, et même de modification génétique. Si le génotype qu’il désire n’est pas disponible localement, il va l’importer, de l’autre bout du monde si nécessaire. Le dominateur va élever ses abeilles dans les conditions qui lui permettent de les contrôler le plus possible, en utilisant cadres, cire gaufrée, grilles à reines, acaricides de synthèse, antibiotiques, prévention de l’essaimage, clippage des reines, etc. Si possible, il va essayer de supprimer tout instinct d’essaimage et d’intervenir dans la sélection par élevage et remplacement des reines. Pour garder le contrôle total de ses abeilles, et à cause du coût de ce travail, il va ouvrir ses ruches aussi souvent que nécessaire . Il prendra autant de miel que possible, le remplaçant par du sucre. A la recherche de lucratifs contrats de pollinisation, il déplacera ses abeilles en camion sur des milliers de kilomètres. En ajoutant des hausses, des abeilles si c’est rentable, il s’assure que pendant la miellée les abeilles aient un espace vide au dessus de la tête, à remplir d’urgence de miel. Les règles de rentabilité ont conduit l’apiculteur dominateur à certaines pratiques qui ont heureusement pris fin ou sont beaucoup moins employées, du fait de l’utilisation de nouveaux types de ruches. L’une de ces pratiques dans les ruches paniers était l’asphyxie des abeilles, en brûlant du soufre, pour récolter le miel. Une autre pratique, tout à fait routinière sous certains climats nordiques, consistait à tuer les colonies en automne afin d’économiser les coûts d’alimentation et d’isolation pour passer les rudes hivers, et de racheter de nouvelles colonies dans le sud, à la belle saison. Seul le côté économiquement très défavorable de cette pratique a fini par la faire presque totalement disparaître.
L’intendant voit aussi la nature d’une façon anthropocentrique, mais à la différence du Dominateur, il fixe des limites à son utilisation. Il se voit comme un utilisateur et pas comme un consommateur. Il s’oblige à prendre soin des organismes autres que l’être humain, considérant qu’ils lui ressemblent dans leur capacité à souffrir. Le problème est alors le classement des valeurs intrinsèques que l’intendant reconnait aux autres organismes. La soumission d’un animal à une forme particulière d’élevage ou de reproduction ne doit pas être arbitraire. Bien que l’intérêt humain soit plus important que celui des plantes et des animaux, l’intérêt de ceux-ci dépasse le cadre purement économique. L’instrumentalisation des créatures doit tenir compte d’autres facteurs. Le résultat majeur de ces instrumentalisations est que les animaux domestiques ne peuvent plus vivre sans l’assistance humaine. Pour les abeilles par exemple, c’est la sélection contre l’instinct d’essaimage. Mais de toute façon, elles n’acceptent pas un tel contrôle. La société accepte que les animaux soient utilisés à des fins diverses, mais fixe des limites à ces utilisations. L’obligation de soins de l’intendant s’étend à la conservation des espèces, à la protection des écosystèmes, même si parfois l’intérêt humain doit passer au second plan, pour éviter de contrarier la nature. L’intendant ne veut pas atteindre à son intégrité, mais volontiers la domestiquer autant que possible. L’apiculteur intendant favorise les méthodes d’élevage plus traditionnelles, mais, comme le dominateur, aurait recours aux techniques modernes si c’était nécessaire, comme le risque de disparition des espèces dans une région suite à une épidémie. Il va pratiquer l’apiculture comme la plupart des apiculteurs, mis à part quelques techniques comme le rognage des ailes ou le fait de ne pas laisser leur miel aux abeilles pour l’hiver. Il va néanmoins contrôler l’essaimage de manière conventionnelle, tout en essayant de réduire ses interventions pour ne pas trop déranger ses colonies.Il va également pratiquer le contrôle sanitaire du couvain et donc utiliser des acaricides, si possible naturels, et au lieu des antibiotiques pratiquer le changement des cires et le remérage. Il est prêt à déplacer ses colonies sur de courtes distances pour assurer un bon approvisionnement de nectar et de pollen, il va être prudent pour estimer le nombre de ruches qu’un lieu peut héberger. Les apiculteurs en général ont tendance à se retrouver dans ces deux types de comportement, dominateur ou intendant.
Le partenaire considère les animaux comme des alliés potentiels, ce qui suppose qu’ils ont leur mot à dire dans leurs liens avec l’homme. Il conçoit la nature comme un ensemble de formes de vies différentes, dans lequel chacun apporte ses propres caractéristiques. Ceci ne doit pas empêcher une approche scientifique, mais oblige à respecter la nature. L’humanité se distingue des autres formes de vie en ceci qu’elle n’est pas simplement intégrée biologiquement à la nature, mais qu’elle est capable de conscience et d’éthique. Néanmoins ce partenariat n’est pas équilibré, car il s’agit d’interaction entre des formes de vie à différents niveaux de complexité organique. Le partenaire préfèrera l’élevage biologique ou écologique. L’utilisation de technologie peut être faite tant que l’animal n’est pas élevé de façon artificielle, c’est à dire tant que ses fonctions spécifiques sont respectées. L’exploitation pourrait être un avantage mutuel, et la biodiversité, y compris celle des animaux d’élevage, respectée. Comparé au dominateur ou à l’intendant, l’apiculteur partenaire est prêt à accepter une baisse de ses bénéfices pour utiliser des pratiques plus respectueuses de l’abeille. Quand il élève des abeilles, il évite toute forme de manipulation génétique, mais accepte d’élever des reines en mini-nucleis. Ses ruches peuvent ou non contenir des cadres. Si c’est le cas il va les rendre assez profond pour que le nid à couvain soit dans un seul élément. S’il utilise de la cire gaufrée, même comme simple amorce, elle sera issue de colonies non traitées chimiquement. S’il n’utilise pas de grille à reine, il va gérer sa ruche de façon à minimiser le risque de ponte dans les hausses. En minimisant le nombre de visites, en réduisant la densité de ruches, en permettant une bonne population de mâles et en laissant aux abeilles leur propre miel pour l’hiver, il va optimiser la santé de ses colonies. Si, malgré ces pratiques, les abeilles meurent de maladie, il va préférer le remérage ou l’échange de couvain aux produits chimiques, ou il va supprimer les colonies malades. Pour contrôler le varroa il utilisera l’acide formique, qui est déjà présent dans la ruche, ou des produits naturels qui ne contamineront pas les cires. Pour produire de nouvelles reines ou augmenter ses colonies, il préférera utiliser le processus normal d’essaimage, intervenant pour diviser quand le temps est venu. Le partenaire, et à fortiori le participant, cherchent à pratiquer l’apiculture d’une façon plus respectueuse de la nature.
Le participant voit la nature comme la totalité des formes de vie, interdépendantes et entrelacées. L’humanité est une partie intégrante de la nature, les autres formes de vie doivent être respectées, non seulement pour leur valeur intrinsèque mais aussi pour leur rôle dans les innombrables relations et équilibres entre tous ces organismes, qui ont une valeur qui dépasse celle de leur utilité pour l’homme. Cela a des conséquences qui vont plus loin pour le participant que pour le partenaire. Il est plus biocentrique dans ses principes et ses choix pour fixer des limites à l’intervention de l’homme sur la nature. Bien qu’il doive inévitablement intervenir à des fins de production alimentaire, il essaie du mieux qu’il peut d’utiliser les processus naturels et leur dynamique. Sa science et sa technologie sont fondés sur une approche globale, basée sur l’observation, mais ne sont pas nécessairement incompatibles avec une technologie de pointe. Par rapport au partenaire, l’apiculteur participant est encore plus centré sur ses abeilles et leur rôle dans l’environnement. Il travaille avec des races locales, les élevant et les sélectionnant pour une santé maximale. Bien qu’il cherche une petite récolte de miel, il est prêt à y renoncer si cela obligeait à nourrir ensuite avec du sucre. Il ne cherche pas à maintenir artificiellement des abeilles sur un territoire. Conscient des besoins en ressources florales des autres espèces pollinisatrices, il ajuste son nombre de ruches en conséquence. Il fournit à ses abeilles des logements appropriés, dans lesquels elles construisent elles-mêmes leurs rayons, ce qui leur permet de choisir la taille optimale des cellules, leur répartition, ainsi que le nombre de mâles. Ses reines sont libres de se déplacer comme elles le veulent. Il évite l’agrandissement par le haut, qui génère un stress en obligeant les abeilles à remplir constamment un espace vide au dessus de leurs têtes. Les abeilles construisant du haut vers le bas, il agrandit la colonie par-dessous, ce qui réduit les essaimages générés par le manque de place. Néanmoins, si les abeilles cherchent à essaimer, et que le rucher n’est pas en ville, il les laisse faire et se sert des essaims pour initier de nouvelles colonies. Il dérange ses colonies aussi peu que possible, parfois même une seule fois dans l’année, et surveille ses abeilles de l’extérieur, apprenant beaucoup des sons de la ruche, des odeurs, et de l’observation de la planche d’envol. Il n’utilise aucun traitement chimique quel qu’il soit. Sa politique face au varroa est la co-adaptation ou co-évolution des abeilles et de l’acarien. Il récolte en prenant un ou deux éléments au dessus de la ruche, à condition qu’ils ne contiennent pas de couvain, et qu’il reste bien assez de miel pour que la colonie passe l’hiver sur ses réserves. Il ne souhaite pas du tout revenir à la pratique des paniers et de l’étouffement des abeilles. Il ne déplace pas ses colonies, sauf si des évènements imprévus les mettent en danger. Il s’intéresse à l’étude scientifique et éthique des abeilles, même en utilisant des techniques analytiques sophistiquées, surtout si cela lui enseigne comment se rapprocher au plus près de leurs rythmes naturels, de leurs besoins et de leurs habitats. L’apiculteur participant est très proche de l’élevage bio-dynamique, même s’il n’en applique pas tous les principes.
© 2010 The beefriendly Beekeeper, Dr.David Heaf, text original en anglais © 2011 rucher école Villa le Bosquet, Traduction réalisée par Olivier Duprez