Avril 2015
Les apiculteurs, les médias et le grand public pensent souvent que l’abeille domestique est le principal acteur de la pollinisation. Si elle fait effectivement partie de ce processus, elle est loin d’être la seule. Les apiculteurs appellent souvent à la protection de «leur» abeille, mais pour une vision plus cohérente et globale, nous devrions, sans doute, appeler plus humblement au respect de tous les pollinisateurs, domestique et sauvages.
Le chiffre souvent avancé dans les médias est que 80% des plantes que nous consommons sont pollinisées par nos abeilles. En fait, ce chiffre comprend l'activité de tous les pollinisateurs, guêpes incluses ! La part de notre abeille serait d’environ 15 à 25% dans ce travail de reproduction des plantes, ce qui est déjà beaucoup pour une seule espèce, mais reste à étudier davantage. N’oublions pas que pour d’autres plantes, le vent et la pluie pollinisent, comme chez les céréales par exemple.
Les insectes floricoles, et donc pollinisateurs, existent par milliers en France : plus de 900 espèces d'abeilles qui ne font pas de miel, 5000 guêpes (dont les frelons !), 4000 papillons, 3000 mouches, 1000 punaises, 1000 scarabées… et tous ceux qui passent sur les fleurs et participent à ce travail sans être désignés comme des pollinisateurs (araignées, fourmis…). L’abeille domestique n’est donc qu’une espèce, au milieu de milliers d’autres.
Les pollinisateurs sauvages et l’abeille domestique se complètent. Certaines abeilles sauvages ont une “langue” plus longue et peuvent polliniser des fleurs profondes. Certaines abeilles sont spécialisées dans le butinage de familles de plantes précises. Cas extrême : une abeille sauvage ne pollinise qu’une seule fleur !
Dans les immenses étendues agricoles les pollinisateurs sauvages ont du mal à tout polliniser, l’abeille domestique est un apport artificiel (anthropique), parfois nécessaire. Mais si un jour les champs redeviennent moins grands, avec des haies et des bosquets, et redeviennent moins monospécifiques, alors l’abeille domestique sera certainement moins indispensable pour la pollinisation. C'est donc le déclin de la pollinisation sauvage qui rend si utile la pollinisation par les apiculteurs, d’origine humaine.
Il arrive aujourd'hui que des apiculteurs se voient refusée l'installation de ruchers dans des réserves naturelles ou des forêts gérées par l'ONF (Office National des Forêts). En cause : la concurrence probable entre les pollinisateurs.
Nous avons peu de chiffres sur cette question. Mais dans certains cas particuliers, comme sur la lavande, où plusieurs centaines de colonies se retrouvent sur un même secteur en même temps, il y a obligatoirement une pression très forte de notre abeille. C'est un "envahissement biologique" de notre abeille domestique. La production de ce miel est une nécessité économique pour de nombreux apiculteurs, mais nous devons néanmoins réfléchir à cette question, avoir une vision plus transversale et globale. Etre moins auto-centré, car la nature est complexe, riche et variée.
Peu d'études existent sur le sujet. L'écologue Guillaume Lemoine y travaille, et il s'appuie sur les quelques étude existantes pour supposer une concurrence :
"Les effets de la présence de sous-espèces exogènes en très grand nombre dans nos écosystèmes et a fortiori dans les écosystèmes patrimoniaux reste encore à analyser, mais il est probable que les Abeilles domestiques actuellement utilisées par les apiculteurs entrent en compétition avec les abeilles sauvages pour l’accès à des ressources qui se raréfient. La flore en place bénéficiait déjà d’une communauté de pollinisateurs sauvages et adaptés ayant su assurer son maintien avant l’introduction massive d’Abeilles domestiques améliorées."
Il fait référence dans cette étude à une espèce de bourdon, le Bombus cullumanus, qui a tout bonnement disparu de l'île d'Öland en suède, à cause d'une pression trop forte de l'abeille domestique. En effet, certaines espèces ont un rayon de butinage de 300 mètres, et on imagine facilement quel effet peut produire l'arrivée massive de nos butineuses, qui peuvent couvrir plus de 2000 Ha, sur ces "petits butineurs". Vous pouvez consulter cette étude et sa bibliographie ici : "Faut-il favoriser l’Abeille domestique Apis Mellifera en ville et dans les écosystèmes naturels ?" Guillaume Lemoine.
Heureusement pour nous, sur de nombreux points, les pollinisateurs sauvages et notre abeille domestique ont les mêmes besoins :
Nous autres apiculteurs sommes éleveurs d’une seule espèce domestique, et non naturalistes, ni entomologistes, nous n'avons donc pas une vision d’ensemble de l’entomo-faune, immensément variée et complexe. Nous sommes souvent partisans et intéressés, puisque notre activité économique dépend directement de l'abeille domestique, ce qui est une réaction tout à fait compréhensible. Mais nous devons nous poser ces questions, sans culpabilisation, et en regardant les faits.
Bien loin de vouloir minimiser le caractère essentiel de l'abeille domestique, mon but est ici d'apporter des éléments de réflexion sur nos pratiques apicoles et leur influence sur notre environnement. Car comme un agriculteur qui connaît bien la vie biologique des sols sera efficace sans détruire son outil de travail, l'apiculteur qui connaît le fonctionnement de son environnement sera efficace à long terme... Sans détruire son outil de travail!
[Article co-écrit avec François Lasserre, auteur et vice-président de l’Office pour les insectes et leur environnement (Opie)] - Visiter le site de François Laserre : http://www.francois-lasserre.com/